Pour la galeriste Shulamit Nazarian, les décorateurs de Studio Shamshiri ont introduit des courbes dans une villa des hauteurs de Holmby Hills, emblématique de l’architecture moderniste de A. Quincy Jones.
Variation moderniste
C’est une histoire qui commence comme beaucoup d’autres : « Comment ça, vous ne vous connaissez pas ? Mais vous avez tellement de choses en commun... » La galeriste de Los Angeles Shulamit Nazarian a rencontré la décoratrice Pamela Shamshiri sur les conseils de Michael Reynolds, créateur de renommée internationale et matchmaker hors pair. Son intuition s’est révélée juste : Shulamit Nazarian et Pamela Shamshiri ont en réalité beaucoup d’atomes crochus. Toutes deux sont des femmes fortes et indépendantes nées en Iran et débarquées à Los Angeles avec leur famille à la suite de la révolution islamique. Les deux sont divorcées et élèvent seules leurs enfants. Autre point non négligeable, elles ont toutes deux vécu dans des maisons à l’architecture remarquable, conçues par les figures de proue du modernisme californien. À l’époque, Pamela Shamshiri habitait la Lechner House de Rudolph Schindler (1948), tandis que Shulamit Nazarian occupait la Smalley House de A. Quincy Jones (1969-1973) à Holmby Hills, l’une des plus grandes maisons familiales de l’architecte. « Nous traversions toutes deux une période de transition, et notre connexion émotionnelle a été presque instantanée », se souvient Shulamit Nazarian en évoquant leur rencontre fortuite, cinq ans auparavant.
La décoratrice confirme : « Notre lien était bien réel. Shula a étudié l’architecture, elle est une mécène et une galeriste qui soutient les femmes et la culture du Moyen-Orient. Elle occupait cette imposante demeure depuis des années et y élevait ses enfants, mais elle n’y était pas forcément à l’aise. La maison était très grande et ses fils partaient à l’université. » Moderniser l’importante résidence moderniste pour l’adapter au rythme et au style de vie du XXIe siècle est toujours un exercice délicat, qui demande de jongler entre vraisemblance historique et expression contemporaine. Shulamit Nazarian a relevé le défi avec patience et intégrité.
Elle a habité cette maison pendant plus de dix ans avant de se lancer dans une rénovation complète – initialement, elle s’était attelée à moderniser le jardin conçu par Garrett Eckbo, maître des paysages modernistes. « A. Quincy Jones et la famille Smalley étaient des amis de longue date. C’est ici qu’a été prononcé l’éloge funèbre de l’architecte. J’ai compris l’importance de cette maison dans l’ensemble de son œuvre, et je savais que j’allais en devenir la gardienne, poursuit la propriétaire. Mais l’architecture est une matière vivante, elle doit s’adapter à nos modes de vie. Nous avons donc utilisé le langage de A. Quincy Jones dans toutes les modifications que nous avons apportées, pour élever et amplifier la puissance de son architecture. » Dès l’origine, l’architecte star avait installé les chambres des enfants, le coin famille et la cuisine d’un côté de la structure de 700 mètres carrés, tandis que la suite principale occupait l’autre côté. Entre les deux avait été aménagé un grand salon délimité par un impressionnant mur de refend en cèdre brut de sciage qui traverse la maison et se prolonge dans le jardin, un détail signature qui souligne le lien dynamique entre l’intérieur et l’extérieur.
« Le plus gros changement que nous avons opéré a été de déplacer la chambre de Shula dans l’ancien espace dédié aux enfants situé dans l’aile plus privée de la maison, à l’échelle beaucoup plus humaine. Dans l’ancienne pièce principale, la galeriste a installé un large bureau d’où elle peut travailler. La manière dont se compose dorénavant la maison semble plus naturelle et plus facile », explique Pamela Shamshiri au sujet du plan réorganisé. À côté du bureau, la créatrice a installé un spa comprenant un sauna en argile, un bain à remous et un banc à l’allure biomorphique en pierres de rivière noires incrustées dans du béton, noir lui aussi, une structure qui rappelle les sols en béton saturé de cailloux chers à l’architecte. Ces revêtements au sol vont également influencer le choix de la pierre dans la cuisine.
« C’est la cuisine la plus compliquée que j’aie jamais réalisée », s’amuse Pamela Shamshiri, compte tenu des marges très limitées laissées par les armoires et les portes en noyer. Pour Shulamit Nazarian, le jeu en vaut la chandelle : « La cuisine est la pièce où l’on se retrouve et où l’on partage les repas. Ce nouveau design relie les pièces plus formelles de la maison aux espaces familiaux de manière plus chaleureuse et plus généreuse. »
Courbes voluptueuses et rigueur moderniste
Les intérieurs regorgent de formes courbes et de lignes sinueuses, décrites par la décoratrice comme « un contrepoint doux et féminin à la rigidité des meneaux noirs verticaux et des plans modernistes très nets ». Dans le salon en contrebas, un canapé circulaire Milo Baughman est complété par des chaises Mushroom signées Pierre Paulin et une table cocktail arrondie de Paul Frankl. Les assises reposent sur une moquette verte qui rappelle les tapis géométriques d’Edward Fields, préconisés par le premier décorateur de la maison, Steve Chase, légende américaine aujourd’hui décédée.
La salle à manger se construit autour d’une imposante table de Wendell Castle placée sous un luminaire d’Ayala Serfaty qui surplombe la pièce comme un nuage lumineux. L’installation de sa collection d’œuvres d’art offre à Shulamit Nazarian une autre opportunité pour marquer de son empreinte ce joyau d’architecture. « La structure jouit de sa propre beauté, sans besoin d’œuvres d’art. Le plus intimidant a été de rénover l’imposant mur de refend. Pam et moi avons eu de nombreuses idées mais nous avons trouvé la solution la plus respectueuse de l’intégrité de l’architecture et de l’art », explique la galeriste. L’une des œuvres majeures de la propriété est une fresque en mosaïque de l’artiste Summer Wheat réalisée sur mesure pour entourer une fontaine nichée sous la chambre principale, à un emplacement jusqu’alors laissé pour compte. « C’est un coup de génie d’A. Quincy Jones d’avoir laissé cet espace non résolu, comme s’il attendait un projet futur, conclut Shulamit Nazarian. Cela ouvre une discussion entre le passé, le présent et l’avenir, et n’est-ce pas là le signe de toute grande architecture ? »
Par Mayer Rus, AD Magazine
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